La guerre de 1870 vécue par un habitant de Pruniers
Extrait d'un bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de Sologne
14, rue de la Résistance 41200 Romorantin Tel : 02 54 76 22 06

 

Sylvain Alexandre Gourdet est né le 19 août 1843 à Pruniers-en-Sologne. Il était le fils de François Gourdet, maire de Pruniers de 1859 à 1870, et de Madeleine Duchet. Il exerçait la profession de vigneron. Il est mort le 12 septembre 1918 à Pruniers-en-Sologne. Il fut mobilisé pour la guerre le 21 juillet 1870 à 27 ans. Le jour de son anniversaire, le 19 août 1870, il se trouvait dans le fort de Metz. Fait prisonnier le samedi 29 octobre 1870, il part en Silésie, à Gross Glogau, en train. Libéré, il revint à la fin du mois d'avril 1871. Il écrivit ses notes dans des carnets gardés par sa famille. Le nom "Gourdet" reste attaché à la commune car c'est le nom donné à la médiathèque de Pruniers-en-Sologne. Le nom de la médiathèque fait référence à Georges Gourdet, musicien saxophoniste, cousin d'une branche parallèle de Sylvain Alexandre Gourdet.
Voici quelques extraits de ses carnets de guerre...
Pour la France le début des hostilités se déroule dans de mauvaises conditions, son armée compte au plus 300 000 hommes, soldats de métier, bons combattants, mais plutôt mal commandés par des officiers peu instruits et de mauvais généraux.
L'inorganisation des troupes françaises est devenue légendaire, la mobilisation provoque un désordre total, rien n'est prêt, tout manque, les officiers français n'ont même pas une carte de leur pays tant on est persuadé que tout se passera en territoire ennemi.
Le maréchal Lebœuf, ministre de la guerre, aura cette phrase malheureuse qui restera synonyme de "bourde" énorme,"Il ne manque pas un bouton de guêtre !" L'armée adverse possède avec la Prusse et l'Allemagne du nord 500 000 combattants immédiatement disponibles, sans compter une réserve d'au moins 150 000 hommes, alors que la France n'a, au maximum, que 80 000 réservistes.
Les allemands recrutés par un service militaire obligatoire maîtrisent leur moderne artillerie (les canons français se chargent encore par la bouche) et sont biens entraînés et préparés par de bons officiers.

"L"an mille huit cent soixante dix, le 21 du mois de juillet, à Pruniers, canton de Romorantin, je partis de chez mon père à quatre heures du matin pour prendre le chemin de fer à la station de Chabris-Gièvres à six heures, en passant par Tours pour me rendre à Blois à midi même jour, et j'y suis arrivé qu'à deux heures du soir, bien en retard par rapport aux trains qui étaient tous en retard sur les lignes. J'ai même perdu ma solde de route et mon pain.
Enfin je partis avec les autres à huit heures du soir pour rejoindre le dépôt de notre régiment à Montauban. Nous sommes arrivés à Tours à minuit. Impossible de trouver des lits. J'ai été chez Monsieur Herle, nous y avons soupé et je me suis couché sur les tables après, vu qu'il n'y avait plus de lit.
Le 22 juillet, nous sommes partis de Tours à huit heures du matin, et nous sommes arrivés à Bordeaux à huit heures du soir. Nous avons eu le temps de manger un morceau auprès de la gare avant de repartir à dix heures ce même jour pour arriver à Montauban le 23 juillet à huit heures du matin, bien fatigués par la chaleur.
On est resté à montauban quatorze jours pour
notre habillement, notre équipement, notre campement et notre armement.
Quand je suis parti de Montauban, j'ai regretté de le quitter, n'ambitionnant pas tant que ça la gloire pour les autres et, cependant, je partais avec la conviction que nous rapporterions
des médailles.

 

médaille commémorative de la campagne
1870-1871
d'Alexandre Gourdet
Elle lui a été décernée bien des années
après ses campagnes,
puis que la feuille est datée du 7 mai 1912,
quarante et un an après.

 

 

Le 6 août, nous sommes partis pour rejoindre les Bataillons de Guerre qui étaient du côté de Sarreguemine, à deux heures du soir. Un détachement est parti avec nous est passé par l'Auvergne. Nous, nous sommes passés par Agen, Limoges, Châteauroux, Vierzon, orléans, Paris. A Orléans, je me suis arrêté et j'ai manqué le train qui emmenait notre détachement pour aller voir mes cousins Gourdet et Carré qui tenaient un petit débit. Ils m'ont retenu un peu trop longtemps. C'est à Orléans que j'ai appris que les Prussiens étaient sur le territoire français. Cela nous a contrariés, mais on criait toujours : "en Prusse".
Je n'ai pu repartir qu'à cinq heures du soir et je suis arrivé à Parins à dix heures. J'étais avec Petitjean et perthuit. On s'est informé où il y avait notre détachement. On nous dit qu'il était à la caserne Nouvelle France. On a pris un fiacre et nous nous y sommes fait conduire. Quand nous avons été là, on nous a dit qu'ils étaient à la gare de Strasbourg. Nous nous sommes mis en route pour les rejoindre et les avons trouvés là. A minuit nous avons quitté Paris.
Le 8 août, entre Nancy et Châlons, nous avons rencontré le détachement de notre régiment (500 hommes), qui étaient passés par l'Auvergne, partis deux jours avant nous pour rejoindre le Bataillon de Guerre. On les renvoyait ayu camp de Châlons, n'ayant pas rejoint le régiment qui avait été écrasé le
6 août à Frechviller ou Sarrebruck.
Nous, nous avons continué notre route, et en arrivant à Nancy, on nous a dirigé sur Metz où nous sommes arrivés à onze heures et demie du soir. Il pleuvait à plein temps et nous avons été camper dans la boue près du chemin de fer. Là, je commençais à cvoir que c'était bien triste la guerre.
Le 9 août à huit heures du matin, nous sommes partis à la caserne Colin dans la ville de Metz . On nous a fait mettre sac au dos une fois arrivés dans la caserne à dix heures du soir mais nous ne sommes pas partis. Nous avons passé la nuit là.
Le 10 août à neuf heures du matin nous sommes sortis de la caserne et nous avons été camper au Fort Girard. De là je voyais les troupes qui rappliquaient sur Metz, et l'on nous a dit que Foinard avait trahi. On disait que les Prussiens n'étaient qu'à douze ou quinze kilomètres de Metz.

Le jeudi 11 août à six heures du soir, nous avons encore levé le camp. Il pleuvait toujours. Nous sommes allés camper sur la lunette du Fort Belle Croix qui se trouve au nord de la ville et près du bourg Saint-julien. Plus haut se trouve le fort de Saint-julien. Dans cet endroit je croyais avoir trouvé le lieu de repos. Nous y sommes restés jusqu'au 14 août, à dix heures du matin. Nous n'entendions parler ni du régiment, ni des détachements qui étaient partis de Montauban avant et après nous. Pour moi je ne savais ce que cela voulait dire, il est vrai que je n'avais jamais vu un pareil mouvement de troupes.
Le 14 août, à dix heures du matin, nous levons le camp et nous sommes venus nous installer dans le Fort de la Belle Croix. Après s'être installés, je suis sorti en ville quand, tout à coup, on a tentendu des coups de canon du côté de notre camp. Je me suis empressé de m'y rendre. Nous avons pris les armes, il était quatre heures du soir... La bataille avait commencé vers deux heures après-midi et les Prussiens ont soutenu un feu continuel jusqu'à dix heures du soir et se sont retirés un peu. D'où ,ous étions, nous voyions le champ de bataille à peu près à deux kilomètres de nous dans la plaine Lavallière entre les petits bourg de Saint-Julien, Meï, Servigny, Sainte-Barbe et Virgie qui se trouve un peu plus haut. Nous, nous sommes restés sur nos gardes une partie de la nuit. Il y avait bien quelques pièces de canons, mais les projectiles n'étaient pas du calibre des pièces... Voilà comment tout est organisé.

 

Le lundi 15 août au matin, j'ai été voir le champ de bataille. J'ai rencontré des civils et des soldats qui rapportaient des débris. Tout cela était triste à voir. Moi je ne me suis pas engagé bien loin parce qu'il y avaient encore quelques Prussiens qui rôdaient tout près... ils avaient déjà attrapé un soldat du 60ème. Je m'en suis retourné au camp. A deux heures de l'après-midi nous avons été en ville Perthuit, Petitjean et moi. Nous avons rencontré des Chasseurs du 7ème Bataillon. Je leur ai demandé s'ils connaissaient Lambert. Ils m'ont dit qu'il était du côté ouest de la ville. Je parcourus le champ où étaient campés au moins cent cinquante mille hommes et je n'ai point trouvé son Bataillon. Nous sommes revenus et nous nous sommes couchés vers huit heures et demie car nous étions las. Une heure après s'être endormi, on crie : "Aux armes", et nous avons encore passé cette nuit là sans dormir.
Le mardi 16 août, il y a eu une grande bataille appelée la Bataille de Gravelotte. Nous, nous en étions trop loin pour voir. Le bruit courait qu'il y avait grande victoire pour l'armée française. Dans la nuit nous nous sommes déployés en tirailleurs parce qu'on avait entendu tirer quelques coups de fusil tout près de nous.
Le jeudi 18 aôut, je me trouvais de garde sur le rempart du fort. Je vis encore quelques Prussiens qui étaient du côté où la bataille du 14 août avait lieu à Gravelotte et j'entendais les canons de la bataille de l'autre côté du Fort Saint-Quentin à Saint-Privas, cela a duré toute la journée. A la fin du jour nos troupes manquaient de munitions. Voilà comment les soldats sont envoyés à se faire tuer, car les munitions ne manquaient pas à Metz. Dans cette même nuit, des fractionnaires ont eu peur et ont crié : "aux armes". Ils avaient pris des petits arbres pour des Prussiens qui voulaient s'introduire dans le fort.

 

Le vendredi 19 août, jour de mon anniversaire, le lieutenant qui est venu conduire notre détachement et qui le commandait encore ne pouvait plus retourner par ordre de l'Empereur - car il ne fallait pas renvoyer les détachements qui n'avaient pas rejoint leur régiment - il a demandé au commandant du fort de nous faire entrer à l'intérieur, nous étions de jeunes soldats de réserve. Il nous a fait remplacer par deux compagnies du 10ème bataillon de Chasseurs et nous sommes venus camper en plein milieu du fort.
Le samedi 20 août, je sortis du fort et j'ai été me promener en ville avec Perthuit. Nous avons rencontré le capitaine qui était avec le 3ème détachement parti de Montauban le lendemain de notre départ et qui avait aussi été dirigé sur Metz. Ce capitaine nous a dit que nous étions désignés à former le 2ème bataillon de metz, et que nous allions peut être nous rejoindre.

 

Le jeudi 25 août, j'étais de corvée pour aller chercher de l'eau parce que l'on ne pouvait sortir du fort sans un caporal qui avait la permission de conduire une corvée hors du fort. J'en ai profité pour voir si on n'entendait pas quelque chose de nouveau. Il y avait un Chasseur du 7ème bataillon qui me dit qu'ils étaient campés derrière notre fort. Je tenais toujours à voir Lambert que j'avais quitté à Blois et que je n'avais plus revu. Il n'était pas au camp. Ses camarades m'ont dit qu'il avait été blessé. J'ai vu Veillat de Châtre, Marrier de Montou près d'Onzain et un se Saint-Viâtre qui m'ont dit ne l'avoir pas vu depuis le 10 août, qu'ils avaient entendu dire qu'il était blessé. Veillat et Marier sont venus me conduire jusqu'à notre camp dans le Fort de Belle Croix et nous avons bu un coup ensemble pour dissiper notre misère.
Le vendredi 26 août, j'ai pu sortir du fort pour aller voir des camarades, mais quelle surprise... je ne voyais plus rien là où j'avais vu la veille cent mille hommes campés. On les dirigeait du côté où la bataille du 14 août avait eu lieu. Il n'y avait plus personne dans ces jardins tout plein de fruits et dans les vignes : c'était malheureux de voir tout perdu comme c'était.

 

Le samedi 27 août, on sort du fort comme on peut. J'ai vu que les régiments qui étaient partis la veille étaient revenus prendre la même place. Je n'ai pu savoir la raison de cette manoeuvre. J'ai revu Veillat qui m'a dit qu'on leur avait dit que Lambert était blessé du 14 août. De là nous sommes montés du côté du Fort Saint-Julien, à travers tous les régiments campés dans les vignes. C'était bien triste de voir perdre les récoltes de cette manière. Enfin nous avons trouvé le 60ème de ligne. Là, il y avait Hippolyte Duguet et plusieurs autres de Romorantin et nous sommes allés voir le 11ème d'artillerie qui était campé auprès de là. Dans ce régiment, il y avait Henri Duguet, Courty et Mouton et d'autres des environs de Romorantin que je connaissais, nous les avons cherchés mais on a pas pu les voir. Probablement qu'ils avaient comme nous été voir des camarades. Nous, nous sommes descendus avec les camarades du 60ème au bourg de Saint-Julien. On a bu un coup ensemble pour se dire au revoir et nous sommes rentrés au fort, toujours avec Perthuit, nous ne nous quittons pas souvent tous les deux.

 

31 août, Les batteries prussiennes s'établirent sur le mamelon de Servigny. Mais leurs boulets tombent presque tous sur le bois de Grimont heureusement inoccupé. Les coups ne portent pas sur les hommes, à peine voit-on quelques chevaux blessés errer tristement d'un régiment à l'autre.
Cependant notre artillerie avance, nos bombes sont lancées avec une précision merveilleuse sur les retranchements ennemis ; le Fort Saint-Julien foudroie ce qu'il vise : des caissons sautent, des affûts sont brisés, des chevaux tués ; le feu opposé se ralentit ; nos fantassins gagnent du terrain. Dans les vignes se glissent nos tirailleurs ; dans la plaine rampent nos chasseurs à pied ; on sent palpiter son coeur quand éclatent les obus en soulevant une poussière jaunâtre. On tremble pour ces braves qu'on a quittés plein de vie, auxquels peut-être on a serré la main et qui servent de cible à nos envahisseurs. Comme on est heureux d'être témoin de leur maladresse ! Au risque de passer pour espion, volontier aurais-je complimenté les artilleurs prussiens qui tiraient dans le vide et tuaient si peu des nôtres.
Vers six heures, le bruit de la fusillade se mêle au grondement du canon, ses détonnations se succèdent, rapides, sans interruptions, la lutte est acharnée. On se bat à Noisseville dans les rues du village, jusque dans l'église. Près de la route il y a une ferme ; une compagnie prussienne s'y est embusquée. Elle se défend d'abord ; on lui tire quelques hommes mais les cinq qui restent crient "pardon, pardon, bons français...". Ils sont faits prisonniers au nombre d'une cinquantaine.
Nos batteries, sans risque d'être inquiétées peuvent alors prendre en écharpe l'artillerie prussienne qui continue à faire pleuvoir une grêle d'obus autour du bois de Grimont.
La brigade Bartout du deuxième corps contient énergiquement la marche offensive du troisième.
Méy, Nouilly sont abandonnés par l'ennemi. Servigny devient le but de l'attaque. C'est vers ce plateau que s'élance le quatrième corps. Pendant deux kilomètres, l'infanterie emboîte le pas de gymnastique, les balles qui sifflent ou qui bourdonnent comme des essaims d'abeilles, les obus qui éclatent sur le sol durci devant ou derrière les rangs, rien n'arrête l'entrain de ces intrépides soldats.
La nuit est arrivée, les batteries ont éteint leurs feux ; en apercevant nos fantassins, les artilleurs prussiens se sont enfuis, laissant une quinzaine de canons qu'ils ne peuvent emmener.
La division Cissey occupe la gauche de Servigny. Une fois encore le général de ladmirault conduit nos régiments à la victoire. Soudain on entend nos clairons sur la droite. C'est le troisième qui fond à la baillonnette sur les prussiens se défendant encore à l'abri de leurs tranchées.
Changarnier est à cheval à côté du maréchal Leboeuf : "Allons ! j'ai besoin d'entendre mon vieux refrain d'Afrique " s'est-il écrié. C'est alors qu'on a sonné la charge. Nos troupes électrisées ont tout culbuté. Servigny était pris.
Malheureusement la nuit est venue, il est trop tard pour attaquer Sainte-Barbe, gros village bâti sur le point culminant du département. Les prussiens l'ont fortifié de leurs mains. Ils y possède un véritable arsenal de munitions, jusqu'à des pièces de position. Nos compagnies d'éclaireurs arrivent à quelques centaines de mètres du bourg, mais n'étant pas soutenus, ne pouvant s'en emparer, on se contente de bivouaquer sur les côteaux enlevés à l'ennemi. Toute la nuit la fusillade se fait entendre.
Près de Malfrai Mirboy, les prussiens ont deux ponts de bateaux, le grondement du canon à l'attention du Prince Frédéric-Charles. Il accourt au secours du général Manteuffel. Nos avant-postes voient défiler devant eux des ombres noires silencieuses, ce sont les prussiens qui ont passé la Moselle et qui se dirigent vers Sainte-Barbe.
A Noiseville, tous nos blessés étaient relevés vers neuf heures : grâce à Dieu, ils étaient peu nombreux. Presque tous appartenaient à la division Montaudou. Du reste j'ai vu ramener le général lui-même, atteint d'une balle à la jambe ; il était assis sur un cacolet. Sur l'autre siège, son officier d'ordonnance avait dû se placer pour faire contre-poids. Derrière lui, sur un second cacolet, j'ai pu serrer la main d'un de mes amis officier du maréchal Leboeuf, renversé par un éclat d'obus qui est venu heurter son porte monnaie et lui a fait une sorte de contusion au ventre. Probablement doit-il la vie à cet incident, un capitaine d'état major faisant parie de la même escorte a été tué roide.
Quelques temps après, j'aperçois Monsieur Chanloup, correspondant du journal "National". Il tient un ordre à la main et nous annonce que nous avons fait 1200 prisonniers. Il distance les éclaireurs de Monsieur Arnous de Rivière qu'il a accompagné pendant la bataille et retourne avec son escorte chercher les captifs dont il nous a parlé.
De mon côté, nous nous dirigeons sur Noisseville. Nous dépassons plusieurs régiments. Les sergents chantent gaîment des refrains patriotiques, quelques lignards se détachent des rangs et vont casser des branches pour alimenter le feu du bivouac. Devant, une fusillade retentit soudain et nous arrête court dans notre marche. C'est un peloton de Uhlans qui s'est aventuré trop près de nos gardes ; hommes et chevaux ont été criblés de balles. Enfin nous arrivons à la ferme. Y a-t-il des blessés ? Un seul répond, la sentinelle et c'est un prussien. N'importe ! Le malheureux est couché dans une grange. Monsieur Gilet qui resta cinq jours prisonniers à Bezonville lui parle en allemand : "je souffre, j'ai froid" répond le moribon. Nous ramassons une couverture pour la lui étendre sur le corps. Il est frappé au ventre, il se plaint d'une façon lamentable et va mourir. Au même moment un soldat ouvre la porte, une balle siffle à nos oreilles et va se loger dans une poutre. Décidemment nous ne sommes pas en sûreté. En face, il y a une cave, un jardin et une autre habitation. C'est là qu'on s'est battu avec acharnement. J'entre. J'aperçois des masses noires étendues sur la terre. Je m'approche. Ce sont des morts, rien que des morts, pas un blessé... Des prussiens. La lune éclaire cette scène lugubre de ses pâles reflets. Sur le sol des fusils brisés, des gibernes, des cartouches, des sabres. Dans une chambre je vois un pantalon rouge, mon coeur se serre... Ceux-là sont français, ils sont quatre.
A Servigny la fusillade recommence, il est onze heures. Rien n'est plus lugubre que ces coups de feu répercutés par l'écho dans le silence de la nuit. On sonne encore la charge. Que se passe-t-il donc ? Puis tout se tait. Nous croisons un groupe de cavaliers immobiles. Un maréchal des logis nous demande gaîment si les prussiens sont loi. Quelques dragons dorment sur leurs chevaux, la tête penchée sur l'encolure. La crinière de leur casque retombe à côté de celle de leur monture. Je néglige de les interroger pour savoir s'ils appartiennent au quatrième dragon qui le même jour vers dix heures a accompli un très beau fait d'armes à notre extrême droite en arrivant à Coiny.
La division Clérambault rencontre des bataillons d'infanteries prussiennes. Deux escadrons du quatrème dragon mettent pied à terre, un homme seul est laissé pour garder les chevaux. les dragons traversent le village, se postent en avant, se couchent sur la terre et engagent avec l'ennemi un feu nourri. Les prussiens se servant des casques comme cible font pleuvoir sur nos soldats une grêle de balles. Les dragons tiennent bon. Cependant ils allaient brûler leurs dernières cartouches lorsque un bataillon de chasseurs à pied et un régiment de ligne accourent à temps pour les renforcer. Les prusssiens se retirent mais une batterie de mitrailleuse leurenvoie deux décharges qui décîment leurs rangs.
Telles ont été les phase de l'action du 31 août.
En revenant, quelques blessés nous citent les hauts faits de leurs frères d'armes, le 95ème, 62ème, 81ème de ligne et le 18ème chasseur à pied... Tous ces régiments appartiennent à la division Montaudon. C'est donc elle qui a surtout donné à Noisseville et à la droite.
Du reste, quand on a vu notre infanterie marcher au feu, il est inutile de chercher le numéro de ces régiments. Chacn sait accomplir des prodiges quand l'occasion lui est offerte.
Deux soldats causent gaîment sur un cacolet, en face d'une ambulance. On s'apprête à les transporter : "Ne vous plaignez pas dit l'un deux, cette fois nous avons été à la baïonnette" Ils ont pu aborder l'ennemi à la baïonnette, voilà le premier baume versé sur leurs blessures !
Il est onze heures, les barrières de la Porte des Allemands s'ouvrent pour nous livrer passage. Nos pertes sont peu sérieuses, l'ennemi était battu. Le mois d'août s'est bien fini pour la France.

Pour copie conforme d'un article extrait du journal "L'indépendant", à Gross Glogau, le 11 juin 1871, par moi GOURDET Alexandre, prisonnier de guerre à la 15ème compagnie (Silésie, Prusse).

Signé A. GOURDET

 

Le jeudi 1er septembre, dans la nuit, les Prussiens se sont rapprochés et pour ainsi dire revenir à la même place d'où on les avait repoussés la veille. Le feu a recommencé de nouveau à quatre heures du matin jusqu'à dix heures. Je ne sais pas ce qui s'est passé, on a dit qu'on avait battu en retraite, mais exprès, pour maintenir les Prussiens auprès de Metz. Cependant les journaux de Metz disaient toujours que la Gloire était aux Français. Pour les journaux de Paris et de France, nous n'entendions plus parler d'eux depuis le 18 août, jour àù nous avions été bloqués.
Le vendredi 2 septembre, je ne suis sorti que pour laver mes pieds. J'ai vu Autrive de Villefranche-sur-Cher qui m'a dit ne savoir quoi penser de tous ces va-et-vient de troupes qu'on faisait aller et venir.
Le dimanche 4 septembre, je suis sorti du fort et entrais en ville toujours avec ma même permission. En me promenant j'ai rencontré Corriol de Saint-Julien-sur-Cher qui est au 94ème de ligne. Nous avons été boire un coup et sommes restés ensemble une partie de la soirée.

 

Le dimanche 11 septembre, j'ai été obligé d'aller à la visite. J'avais des coliques et la diarrhée qui me faisaient souffrir. Il y en avait bien dans le camp qui se plaignaient de la dysenterie.
Le lundi 12 septembre ça n'allait pas mieux. Je ne suis pas sorti du fort. J'ai vu Bichetain de Menetou qui est venu voir Léon Brosse de mon régiment. Depuis huit jours on entend parler de rien ni à l'intérieur, ni à l'extérieur.
Le mardi 13 septembre, je ne suis pas sorti du fort mais les bruits couraient que l'Empereur avait été fait prisonnier à Sedan après s'être battu trois jours, le maréchal Mac mahon avait été tué. Tout cela commençait à ne rien faire de bien dans l'armée de Metz qui était cependant composée d'anciens soldats.
Le mercredi 14 septembre, je pris la garde à cinq heures du soir, et toujours les mêmes discours. On disait que la République régnait en france, que
Trochu était Président du Gouvernement Provisoire et proposait un arrangement au Roi de Prusse. Celui-ci lui aurait répondu qu'il ne faisait pas la guerre à la France mais à son gouvernement et qu'il voulait bien se retirer mais on lui laisserait les trois départements qu'il avait pris, plus six milliards de francs. Et Trochu lui aurait répondu qu'il ne voulait rien lui donner et qu'il allait lever la population et continuer la guerre jusqu'à ce qu'ils soient retirer chez eux... Toutes sortes de suppositions ont circulé jusqu'au 18 septembre sans qu'on ne puisse rien savoir de définitif.

 

Le lundi 19 septembre, il y avait déjà deux jours que nous touchions que cinq cents grammes de pain mais c'était impossible de vivre avec cela et encore depuis quelque temps nous n'avions que le huitième du sel qu'il nous fallait. On commence à peiner de tout ce qu'il nous faudrait. J'ai été en corvée en ville. J'ai trouvé à acheter du pain. Le boulanger ne voulait pas en vendre davantage par homme, et du sel on n'en trouvait plus. Nous avons été oligés de manger sans sel. Mouton est venu me voir, on n'a pu boire qu'un seul coup ensemble. Le vin valait à cette époque 90 centimes le litre et encore, il ne vaut rien. Le lieutenant nous a aussi dit que nous pouvions écrire par la poste aérostatique, c'était un ballon qui partait tous les jours au gré du vent. Voir aussi ce lien.
Le mercredi 21 septembre, nous ne toucions plus du tout de sel, heureusement mon camarade Perthuit a pu en trouver à en acheter une demi-livre pour 60 centimes et encore il n'y a que lui et un autre qui en ont eu. J'ai essayé la poste aérostatique : j'ai écrit à mon père.
Le vendredi 23 septembre, j'ai su que les Prussiens étaient à Paris et que les lignes de chemin de fer étaient coupées de l'autre côté de Paris, sur Orléans à Brétigny.
Le mardi 27 septembre, dès le matin, on entend des coups de canon de tous les côtés. Je n'ai pas su ce qui s'était passé. On a mis le feu dans bien plusieurs endroits, mais on disait "exprès" pour faire partir les Prussiens qui étaient toujours dans les bois. Ce même jour, j'ai encore fait partir une lettre en ballon. Dans la soirée il y a eu une espèce de comédie dans le fort et des soldats de d'autres détachements ont joué et chanté des chansons comiques, ça fait que si l'on a guerre de pain on peut nous régaler d'autres choses. Après cela, le soir, le bruit courait dans le fort que dans le combat qui avait eu lieu lematin, les Français avaient pris aux Prussiens un train chargé de vivre.
Le jeudi 29 septembre, j'ai encore mis une lettre à la poste aérostatique, c'est à dire au hasard.

 

Le dimanche 9 octobre, je ne suis pas sorti du fort mais Petitjean est sorti et a été voir Fonteneaux à l'hôpital mais il ne l'a pas trouvé. On lui a dit qu'il était mort du samedi 8 octobre. Il y avait trois jours qu'il pleuvait tout le jour. Nous ne sommes que dans la boue et nous ne touchons plus que trois cents grammes de mauvais pain fait avec toutes espèces de grains et deux cents grammes de viande de cheval qui mouraient de fatigue. Nous ne touchions plus de sel, ni de riz, ni eau-de-vie, ni vin depuis longtemps. Nous étions dans la misère la plus complète. On fait courir le bruit que nous allions rendre les armes et que nous irions nous constituer prisonnier sur parole et nous irions dans une ville du midi de la France.
Le vendredi 14 octobre, j'ai été en ville, j'ai vu ceux qui disaient que le pain serait réparti entre la population civile de Metz ainsi qu'il suit : les hommes quatre cents grammes, les enfants depuis quatre ans jusqu'à seize deux cents grammes et en dessous, rien. Les civils sont comme nous, ils ne peuvent plus y tenir.
Le jeudi 20 octobre, nous sommes sortis du fort pour chercher quelques pommes de terre dans les jardins. En cherchant bien, nous en avons trouvé peut être un litre et comme nous étions si peu forts, nous étions fatigués. On a été boire un litre de vin nouveau à Saint-Julien. Il ne valait rien du tout. On l'a payé soixante dix centimes. Le vin vieux vaut deux francs. Ce jour-là on nous a dit que nous devions partir, mais rien de sûr.

 

Le samedi 22 octobre, j'ai pris la garde à cinq heures du soir. Après j'ai été en ville. J'ai vu vendre le lard neuf francs la livre, les pommes de terre deux francs le kilo, les haricots trois francs.
Le mardi 25 octobre, on a touché de la viande de cheval cuite et pour ainsi dire pourrie. Enfin on manquait de tout.
Le jeudi 27 octobre, nous avons appris que le maréchal Bazaine avait capitulé avec les Prussiens et que nous allions rentrer chez nous. On était encore content de cela.
Le vendredi 28 octobre, j'ai été en ville. J'ai lu une proclamation que le 30 on livrait ax Prussiens la ville de Metz, mais sans être vaincu. Gêné par la faim, je pris la garde le soir à cinq heures. On est revenu nous relever à sept heures du soir et à minuit nous appartenions aux Prussiens. C'est ce 28 octobre 1870 que le commandant en chef de toute l'armée de Metz a capitulé devant le Prince Charles, commandant de l'armée Prussienne.

 

Le samedi 29 octobre, nous avons rendu nos armes dans l'arsenal de Metz et après le lieutenant nous a réunis et nous a dit que nous étions encore trahis par le maréchal Bazaine et nous sommes partis à midi aux avant-postes prussiens. Nos officiers nous livraient comme des moutons et ilsse sont retirés à Matz pour un jour ou deux et nous, on nous a conduit près d'un petit bourg dans un grand champ tout plein d'eau et on nous a dit de coucher là. Et vers hit heures du soir on nous a donné du pain et du lard que nous avons mangé non cuit. A Metz, on avait touché seulement le matin un biscuit.
Le dimanche 30 octobre, nous avons mis sac au dos pour toucher des vivres et partir. Nous étions dans la boue jusqu'aux genoux. Enfin, vers quatre heures du soir on nous a donné du pain, du lard, du café, du riz, du sel et on croyait partir mais on a reçu contre-ordre, il a fallu coucher dans cete boue là. Voilà comment les prussiens avaient égard pour nous.
Le lundi 31 octobre, nous ne devons pas partir aujourd'hui : misère complète. Il a plu toute la journée. Je me suis couché à trois heures du soir, tout mouillé et sur la boue jusqu'au lendemain matin. C'est bien triste de voir mon lit. Quand je me mouvais je sentais l'eau qui coulait sous moi à la place de mon corps.

 

Le mardi 1er novembre on a attendu pour partir mais point d'ordre. Dans la nuit du 31 au 1er il est mort quarante deux hommes, de froid ou de fatigue. C'est malheureux de faire coucher dans au moins vingt centimètres de boue tant d'hommes innocents prisonniers. Quand on restait un quart d'heure immobile on était collé sur la terre comme une statue, on avait mille peine à arracher ses pieds qui collaient au fond de la boue à de la terre glaise qui collait comme de la poix.
Le jeudi 3 novembre, on devait partir le matin et quand nous avons été sur les rangs, nous étions de trop. Enfin vers onze heures on nous a fait partir et on est allé prendre le chemin de fer à Courcelles et nous sommes partis à deux heures du soir et sans manger encore, nous avons voyagé toute la nuit.
Le mercredi 4 novembre, à quatre heures du matin, on nous a donné un peu de pain et de lard cru et nous l'avons mangé comme ça et encore on le trouvait bon.
A Schafbourg, à midi, on nous a donné le café. Nous avons eu une heure et demie d'arrêt. A sept heures du soir on nous a donné un peu de pain et de saucisson.
Le samedi 5 novembre vers quatre heures du matin, on nous a donné à manger du riz au gras mais point de pain. A Alepsy en Pologne, nous avons été très bien servis : de la soupe au tapioca, de la viande et un peu de pain. Là j'ai vu un homme qui nous a dit qu'il avait été obligé de quitter Orléans. Il connaît Blois. Il nous a parlé de Bérat, du café de la ville de Blois, et nous nous sommes quittés après une courte conversation.
Le dimanche 6 novembre, à deux heures du matin, nous avons quitté Alepsy et nous sommes arrivés à Gorlist où nous avons mangé vers deux ou trois heures, et nous sommes arrivés à Glogau à neuf heures du soir. Nous avons presque tous les jambes enflées à ne pouvoir marcher. Enfin on nous a conduit un groupe de six cents dans des remparts de la ville, dans des baraques où il y avait de la paille écartée. Nous nous sommes couchés de suite et j'ai bien dormi car j'étais tellement fatigué de ne pour ainsi dire point dormir depuis huit jours et huit nuits.

 

Le lundi 7 novembre à huit heures du matin on nous a donné du café et à deux heures du soir du riz gras et un pain à deux pour deux jours, du mauvais pain de seigle. Il pèse près de deux kilos. Le soir on nous a donné une espèce de bouillie très claire, voilà la nourriture du premier jour.
Le mardi 8 novembre, on nous a dit que nous pouvions écrire. Quand j'ai eu pris le café, j'ai écrit à mon père:

Monsieur GOURDET François
au Bourg de Pruniers par Romorantin (Loir-et-Cher)
France
Glogau, le 8 novembre 1870

Mes chers parents,
Je vous écrit ces mots pour vous dire que je suis toujours en bonne santé. Je souhaite que vous soyez de même. Le voyage que je fais m'a un peu fatigué mais je pense que ça se passera.
Je vous prie de croire que je me trouve à avoir grand besoin d'argent depuis deux mois, que je suis sans le sou. Je trouais ça bien dur.
Je vous prie donc de m'envoyer aussitôt que vous aurez reçu ma lettre, sans retard, 25 francs. Rien à vous dire. Vous me donnerez des nouvelles de mes frères, c'est ce que je voudrais bien avoir.
Bien des compliments à tous mes parents. Votre fils qui vous aime.

signé GOURDET

Je suis avec Normand de Gy, Coulon de Soing, et Petit de Langon. Pertuit, je ne sais plus où il est.

Voici mon adresse : GOURDET Sylvain Alexandre, soldat au 30ème de ligne à la 15ème compagnie de prisonniers de guerre, à Gross Glogau Silésienne.

 

Le mercredi 9 novembre, je n'étais pas ben à mon aise et les vivres ont été les mêmes. Tous les jours ont doit changer à midi, nous avons eu des petits pois ronds secs.
Le jeudi 10 novembre, toujours pas bien. Le soir on nous a lu le code pénal et très sérieusement les peines sont graves et après on nous a donné chacun une couverture pour nous couvrir.
Le vendredi 11 novembre, on nous a demandé si nous avions besoin de linge, des chemises, caleçons et bas et le soir on nous a distribué des serviettes.
Le samedi 12 novembre, on a demandé ceux qui avaient besoin de souliers. Moi je me trouvais à avoir touché à Metz des souliers trop petits, j'en ai réclamé une paire.
Le mardi 15 novembre, je ne suis toujours pas mieux d'un rhume qui me fait souffrir. J'ai reçu une paire de bottes et le soir on nous a encore donné à chacun une couverture.
Le mercredi 16 novembre, j'ai été à la visite, le médecin m'a donné une fiole de sirop de réglisse pour faire passer mon rhume.
Le jeudi 17 novembre, on nous a distribué du tabac.
Le mardi 29 novembre, ne recevant pas de nouvelles de mon père, je lui ai encore écrit. Une fois, Normand a reçu trois réponses en quatre jours.

 

Le dimanche 11 décembre, j'ai été obligé de vendre mes souliers pour m'acheter du pain. Je les ai vendus 36 sous à un prussien.
Le lundi 12 décembre, j'ai encore vendu mon couvre-pieds à un prussien, quatre francs qui m'ont bien rendu service car depuis Courcelle où je suis monté en chemin de fer, je n'avais plus un sou.
Le jeudi 15 décembre, j'ai reçu la réponse de ma première lettre que j'ai écrit à mon père en Prusse. Je n'avais pas entendu parler d'eux depuis le 6 août.
Le samedi 24 décembre, la veille de Noël, je me suis couché à huit heures du soir.
Le dimanche 25 décembre, j'ai fait un petit réveillon avec Normand. On a mangé chacun deux sous de boudin à neuf heures du matin et j'ai fait un café après midi et mon jour de Noël a passé comme ça.
Le samedi 31 décembre, rien de nouveau de plus que le froid depuis longtemps très excessif. Voilà 1870 fini.


Alexandre Gourdet

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